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13 octobre 2008 1 13 /10 /octobre /2008 17:30

Plouf, comme dans du coton pour sa tête sans sommeil, l’avion s’était posé à Sidney.

Bien sûr qu’elle n’avait pas dormi: à 49 ans c’était son premier long courrier!…Même après l’océan, quand tout l’avion avait été largué de sombre et de silences, elle s’était accroupie à l’arrière, au large hublot près des « cuisines » d’inox des hôtesses, elle avait poussé le store de plastic, et elle avait bu le ciel comme de l’eau, dentelé de vaguelettes d’écume transparente, glissant sur un infini de mamelons de neiges éternelles.
Et quand plus tard elle avait poussé le volet beige du hublot tout contre son siège, qu’une lame rouge de soleil avait transpercé le grand vol en absence, que l’hôtesse était venue lui dire méchamment de ne pas lui réveiller tout l’avion, elle avait rit et bu encore!
Debout tout le monde! Venez donc respirer cette merveille, pourfendre vos cœurs à une aube de sang et d’or, là à portée de pinceau, flambant neuf, à vous en crever les yeux de bonheur jusqu’à la fin de tous vos jours!

12 heures d’avion avec un arrêt interminable dans l’aérogare vide d’un milieu de nuit à Sant Francisco; puis dégringoler de l’énorme oiseau dont les ailes passaient loin au-dessus des camions de l’autoroute au décollage, prendre un petit autocar d’air tout brinqueballant pour relier Sidney à Melbourne, sans boire un café, sans à peine passer au-dessus des côtes.
Ils avaient tourné longtemps au-dessus de la ville, et elle avait un peu l’impression qu’elles avaient fait connaissance toutes les deux: rectangles et carrés d‘encre des rues rectilignes, maisons basses à jardinets clos; et le centre à s’élancer au ciel, tours gris ardoise sur tours blanches.

Félix bougonnait: « Et maintenant, on va dormir où? Il faut que tu t’entraînes aujourd’hui, que tu manges et que tu dormes! »
C’est vrai qu’elle n’avait même pas réservé un hôtel: ils arrivaient de France avec leurs sacs de sport et leur précieuse inscription aux championnats du monde senior de « weight lifting« …. parce qu’à présent il fallait parler anglais et rien d’autre.
Ils avaient marché sous le soleil printemps jusqu’au building qui abritait le staff du championnat. On leur avait encore fait débourser quelques dollars, on leur avait ceint le cou d’un long badge bleu à pas se perdre, puis on leur avait appelé un taxi qui les avait conduits dans un bed and breakfest.
Félix avait dit: « On dort une demi-heure, et tu vas t’entraîner ».
Félix était parole divine: elle avait mit son portable sur une-demi heure, s’était allongée, avait sombré, et le portable avait sonné.
Réveil dans un espace intemporel… la tête qui tremble en réveillant Félix qui ronflait dans le petit lit à côté, qui ne voulait plus bouger… elle l’avait secoué jusqu’à ce qu’il se mette debout: elle voulait ramener une médaille, elle en avait déjà fait tous les sacrifices, ce n’était pas deux jours sans sommeil qui allaient bousiller ces championnats du monde de vétérans.

Ils étaient partis à pied, par de petits chemins clairs et gentiment semés d’herbe bien verte et bien coiffée entre de larges pierres servant de dallage pour la marche, sous quelques arbres très polis avec leurs branches ni trop hautes ni trop basses, le tout bordé d’immenses balustrades de bois plein pour cacher les jardins des maisons à vivre. Croisé peu de gens; écart de cité lisse et calme…. première image d’un continent quasi désert.
Ils étaient arrivés à la somptueuse bâtisse pour l’entraînement des athlètes sélectionnés.
Félix ne râlait plus: il prenait la température; il bâtissait la compétition du lendemain.
Toute fine, toute petite, toute de rouge collé sur le corps, elle était entrée dans la salle où tombaient les barres. Son cœur avait gonflé quand elle n‘y avait vu que de vieux gros débraillés et transpirants: elle allait leur montrer!
L’haltérophilie n’est pas qu’un sport de force; c’est aussi un envol souple de chat pour bondir, glisser sous la barre, les fesses au ras du sol, les bras tendus, la tête fière sur le dos droit! …L’arraché, quelle merveille!

Ils avaient trouvé un petit restaurant italien au bord de la nuit, sans plus qu‘elle sache quelle nuit c‘était du jeudi au Dimanche. Félix, en la regardant dévorer ses pates avait dit: « Je ne t’ai pas pesée. J’espère que tu fais le poids ». Il avait juste pensé tout haut, mais elle avait entendu, et laissé son assiette sur sa faim. Il ne fallait pas qu’elle dépasse les 58 kilos annoncés et calculés pour que sa compétition, demain, ressemble à une performance.

Le lendemain, à neuf heure, elle était assise sur le banc qui faisait face au bureau des arbitres, au milieu de toutes les filles, seule française. Elle tremblait; elle avait la trouille. Elle ne cessait pas de trembler... sans doute comme toutes ces autres qui lui souriaient, qui la questionnaient, qui riaient!...
Les arbitres avaient validé son inscription avec son passeport et sa licence; l’avaient pesée: il lui manquait un kilo; il allait falloir faire comme si elle l’avait quand même dans les cuisses ce kilo là, qu’elle se relève sous les barres, ferme, les genoux un peu écartés du corps, d’aplomb sur ses pieds.

La salle d’échauffement était tout petite, avec un immense panneau d’affichage indiquant à quel poids était la barre sur le plateau, juste derrière la porte gardé par un arbitre molosse.
Le poids de la barre doit toujours être en progression; on ne peut pas le faire redescendre… Félix, qui ne parlait pas un mot d’anglais, zieutait le tableau, lui annonçait ce qu’elle avait à faire, minute après minute, pour qu’elle soit, à la seconde donnée, prête à « tirer » sa première barre.
Des spectateurs entraient dans la salle d’échauffement, regardaient de tout près ses mouvements; l’un d’eux lui avait même relevé sa tête à la fin d’un arraché, avec un sourire, comme s’il évaluait la bête.
Elle apprendrait des ans plus tard qu’ils pariaient; spécialité australienne.
« Miss » son nom.
Elle était entrée dans l’arène dont seul le magnifique plateau de bois or et rouge était éclairé. Tout autour des gradins bourrés de monde qui grimpaient très haut dans l’ombre.
Félix était tout contre la porte d’accès, invisible dans le survêtement noir de ses championnats de France.
« Snash! »
Elle s’était accroupie pour saisir la barre à deux mains, et avait entendu, deux fois et très distinctement, qu’on criait son prénom.
Elle avait sauté, s’était accroupie sous la charge, les bras tendus, s’était relevée sans effort: la première barre, celle qui décide du reste de la compétition était passée.
« Down! » Elle avait accompagné la barre au sol, s’était retournée radieuse vers l’encoignure à Félix: il était déjà parti, préparait le gant de crin pour permettre à ses jambes d’avoir « le sang qui bout », comme il disait, en attendant le prochain essai.

Elle avait laissé glissé la dernière barre d‘arraché, juste au bout de son mouvement, alors qu’elle était déjà bien droite sur ses jambes, que Félix était déjà reparti préparer la stratégie de l’épaulé-jeté qui allait suivre après dix minutes de repos.

Même exercice, plus lourd parce qu’en deux temps: sauter et s’accroupir sous la barre posée sur les épaules, sous le menton, se relever, sauter encore pour la placer au bout de bras, au creux des paumes retournées.
Même ambiance, mêmes appels de son nom, même dernière barre que le jeté n’avait pas élancé assez loin au-dessus de sa tête: le kilo qui manquait à son corps avait manqué à l’élan du dernier saut de la toute dernière barre.

Une médaille d’argent lui serait passée au cou, et une toute jeune fille viendrait lui dire son émerveillement et lui faire signer son nom sur son cahier d’entraînements.

Félix continuerait de bougonner, parce qu’elle ne ramenait pas la médaille d’or, parce que la bouffe ne ressemblait à rien de tout ce que sa longue vie lui avait mis au palais, parce qu’il fallait reprendre l’avion le surlendemain sans plus un dollar pour aller visiter les kangourous.

Félix était déjà malade, mais n’avait rien dit, boitillait bien droit à ses côtés, accostait tout le monde en franglais et la présentait comme sa grande championne.

Au retour elle avait dormi dans l’avion presque de bout en bout, à côté de Félix, qui, la tête penchée sur ses souvenirs, chantait doucement pour oublier qu’il avait mal; qu’il allait quitter définitivement les plateaux de compétitions, les athlètes qui lui donnaient tout ce qu’ils avaient dans le corps, le bruit des barres qui tombent dans la poussière de magnésie.

Ut le 13/10/2008

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commentaires

S
<br /> J'aime bien découvrir des gens qui t'ont accompagnée... des bouts de vie qui te pendent encore autour du cou...<br /> Bizzzzzzzzzzzz<br /> <br /> <br />
U
<br /> Mais qu'est ce que tu fais là, toi? Reprends l'avion immédiatement, et viens nous finir l'Histoire!<br /> <br /> Qui pendent ...<br /> <br /> Belle nuit Semeuse.<br /> <br /> <br />
L
Ne plus être dans la compétition c'est une amputation de soi-même, une pensée de tous les instants, des phrases commençant toujours par le même mot " avant"
U
<br /> <br /> Tu portes bien ton nom, Lutin!<br /> <br /> <br /> <br />
M
rho la la, tu m'as fait entrer dans un univers que je ne connais pas du tout, et ce par la grande porte, carrément!<br /> toutes ces réalités que l'on ne connaît pas ...<br /> c'est beau, nostalgique, tendu<br /> ;)
U
<br /> Merci :)<br /> Un jour je te ferai un  cours d'haltéro :)<br /> <br /> <br />
G
Voilà un bon début de roman, bien ancré, bien vivant, qui demande une suite, tout comme une cascade qui ne saurait s'achever sur un dernier rocher. <br /> Meilleures pensées.
U
<br /> Ellle est belle ta cascade, Georges! C'est comme ça qu'il faut continuer d'écrire, avec ces images là!<br /> Pour le roman, je crois que je ne sais pas faire....<br /> Merci pour tout!<br /> Amitié.<br /> <br /> <br />
C
C'est ma pause aujourd'hui, un peu forcée d'accord mais pause quand même hein !<br /> Merci Ut, cette juste présence que tu es, je ne saurai faire sans.<br /> Un bisou sur ta journée.<br /> Charlie
U
<br /> Juste aujourd'hui ta pose, Charlie? Mais ce n'est pas suffisant, ça! Je sais, il y a les collègues qui vont être débordées; tu vas manquer... mais pour une fois tant pis: tu te reposes, tu te<br /> bichonnes, tu te cajoles... tu penses à toi, hein?<br /> Baisers Charlie :)<br /> <br /> <br />

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donner l'encre ou les couleurs de sa symphonie à une note.
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